Discours du Président Juncker à la remise du doctorat honoris causa de l’Université de Salamanque

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Monsieur le Recteur de l’Université de Salamanca,

Monsieur le Président du Gouvernement, mon cher ami Mariano,

Messieurs les Ministres, chers amis,

Monsieur le Président de la Communauté autonome,

Monsieur le Maire, quelle chance que vous avez d’être maire de cette si belle ville ! Dans ma deuxième vie, j’essaierai de devenir maire de Salamanca.

Mesdames et Messieurs les Professeurs,

Chers étudiants,

Chers amis, et surtout je voudrais saluer les deux filles de mon ami Manuel Marín,

C’est avec plaisir et émotion que je me présente devant vous aujourd’hui et je suis très heureux et honoré de voir ici mon cher ami le Président Mariano Rajoy.

Nous nous connaissons depuis des siècles. Nous avons passé beaucoup de nuits ensemble à Bruxelles, avec d’autres, et nous continuerons à passer beaucoup de nuits ensemble. J’ai toujours partagé [avec Mariano Rajoy] la même vision de l’Europe. J’oserai dire: le même amour pour l’Espagne, mais je crois que le sien est autrement plus grand que le mien parce qu’il connaît mieux l’Espagne que je ne la connais. Sois remercié très chaleureusement, Mariano, d’être là, ainsi que tes ministres.

Sans l’Espagne, puisque je parle de l’Espagne, l’Union européenne qui est la nôtre serait à vrai dire incomplète. L’Espagne nous a apporté en adhérant à l’Union européenne sa richesse historique, sa richesse culturelle, ses nombreux talents, sa générosité, sa liberté de pensée. Et cette magnifique ville de Salamanca, deux fois millénaire, est à cet égard un remarquable symbole.

Salamanca est indissociable de son université, université à réputation mondiale. Et son université est indissociable de la liberté intellectuelle, de ce pouvoir, qui est le vrai pouvoir, de dire non, non aux divisions, non au rejet de l’autre, non aux dictatures, qui fut exprimé, en ces lieux mêmes, avec tant d’éloquence et de courage par l’un de ses plus célèbres recteurs, l’auteur du Sentiment tragique de la vie, Miguel de Unamuno qui, 50 ans avant l’adhésion de l’Espagne à l’Union européenne, y a défendu la force de la raison et du droit dans un appel à l’unité de l’Espagne. C’est tout dire de l’incroyable chemin vers la démocratie et l’unité européenne parcouru par l’Espagne ces dernières décennies.

Si devenir docteur honoris causa, et je remercie de son éloge réussi mon parrain, n’est jamais un événement comme ça, un événement neutre, cela l’est encore moins lorsque cette distinction vous est décernée par une université qui célébrera l’année prochaine le 8ème centenaire d’une existence prestigieuse et au rayonnement international.

C’est pour moi un grand honneur d’être élevé au grade académique, que vous avez bien voulu me conférer, par cette université qui a vu passer toutes les grandes figures intellectuelles de l’âge d’or espagnol, el Siglo de Oro, qui de tout temps a accueilli des milliers d’étudiants venant de tous les horizons et qui a toujours été résolument ouverte au monde et tournée vers l’avenir. 

Vous avez été la première université à disposer d’une bibliothèque universitaire, très belle, la première à ouvrir une chaire d’économie, très nécessaire, et aussi la première au monde à avoir choisi une femme pour devenir professeur d’université, encore plus important et nécessaire.

Et même si je ne suis pas, à vrai dire, un collectionneur de prix, de récompenses et d’honneurs, je dois vous avouer que suis particulièrement comblé ces semaines-ci, puisque j’étais le 20 octobre à Oviedo pour la remise du prix Princesse des Asturies de la Concorde, puis la semaine dernière à l’Université de Coimbra où j’ai été fait docteur honoris causa par la faculté de droit, et aujourd’hui me voici à Salamanca pour une cérémonie qui me va droit au cœur.

J’y vois un heureux concours de circonstances. En effet Salamanca, Coimbra, Oviedo et l’Union européenne vont ensemble, plus encore que je ne pouvais l’imaginer, puisque votre université a été, elle aussi, lauréate du prix Prince des Asturies de la coopération internationale aux côtés de l’université de Coimbra en 1986, l’année même de l’adhésion de l’Espagne et du Portugal à l’Union européenne.

Lorsqu’en 1982 j’ai commencé une déjà longue vie européenne, nous comptions dix Etats membres; 28, moins un, aujourd’hui. J’ai eu la grande chance d’être parmi ceux qui ont négocié l’adhésion de l’Espagne et du Portugal à l’Union européenne, enfin, à l’époque, aux Communautés européennes puisque l’Union européenne n’est que l’enfant du traité de Maastricht.

Une fois que nous sommes devenus douze, j’ai dû négocier, comme jeune ministre du Budget et président du Conseil budget, le premier budget européen qui devait intégrer l’adhésion de deux nouveaux Etats membres. Je résiste mal à la tentation de ne pas évoquer devant vous les souvenirs que j’ai gardés de cette période, mais je n’évoquerai pas ces souvenirs parce que certains qui ne sont pas dans la salle pourraient être gênés par la piètre performance qui fut la leur à l’époque parce qu’ils voulaient ne pas accepter l’idée qu’à partir du 1er janvier 1986 il y aurait douze Etats membres, ce qui a fait que j’ai été présenter d’abord un budget pour dix Etats membres et puis, lorsque l’Espagne et le Portugal sont devenus Etats membres, j’ai dû présenter un budget pour dix mois. C’est ça l’Europe, mais elle a connu des meilleurs moments.

Quelques années plus tard, devenu ministre des Finances, j’ai travaillé, avec d’autres, à la création de l’union économique et monétaire; j’étais président de la Conférence intergouvernementale qui nous a menés vers le traité de Maastricht. Je connais donc bien les efforts que notamment les peuples du sud ont dû déployer pour s’ajuster et se mettre en condition de pouvoir adhérer à la monnaie unique.

A l’époque on pensait, certains pensaient, les esprits orthodoxes du nord de l’Europe, que l’Espagne ne pouvait pas devenir membre de la zone euro. On parlait du ”club méditerranée” et d’autres stupidités. J’ai toujours défendu les pays du sud et l’Espagne plus particulièrement. Depuis ce jour-là  je nourris à l’égard de l’Espagne de profonds sentiments d’amitié et de respect.

Et je voudrais ici rendre hommage aux Espagnols, et notamment aux plus modestes d’entre eux, pour avoir su accomplir avec l’élégance qui caractérise cette grande nation la performance d’ajustement qui était nécessaire pour entrer dans la zone euro et pour savoir réagir avec la même élégance et la même détermination à la récente crise financière-économique qui fut aussi bancaire dans ce pays.

Cette Europe, cette Europe de la paix et de la démocratie, qui est aujourd’hui la nôtre, ne se résume ni à des institutions ni à un grand marché intérieur, ni même à la monnaie unique.

L’Europe, c’est d’abord le devoir de mémoire, l’obligation de nous rappeler de ce que les générations qui nous ont précédés ont réalisé et que probablement nous n’aurions pas pu réaliser nous-mêmes. C’était la génération de nos pères et mères et grands-parents qui, ayant quitté les camps de concentration et les champs de bataille, sont retournés dans leurs villes et villages détruits et qui ont fait de cette éternelle prière d’après-guerre “Plus jamais ça” un programme politique qui jusqu’à ce jour sort ses effets bénéfiques.

L’Europe, c’est aussi pour nous et pour nos pays un ensemble solidaire, un cadre de paix et d’Etat de droit où nous partageons les mêmes ambitions et vers lesquelles l’Espagne, le Portugal et la Grèce se sont naturellement tournés pour y ancrer leurs jeunes démocraties. Je voudrais, docteur de votre faculté de droit, rappeler ici que l’Union européenne est une union basée sur la règle de droit. Le jour où en Europe on ne respecte plus le droit, la norme librement acceptée, l’Europe aura perdu toutes ses chances. Nous sommes uniques au monde et on ne joue pas avec le droit.

L’Europe c’est aussi cette capacité à vivre, à travailler ensemble, à surmonter nos divisions, rapprocher nos points de vue. C’est une coopération qui, jour après jour, nous lie toujours plus étroitement les uns aux autres.

C’est le rassemblement de la diversité des forces et des talents de l’ensemble des Européens, c’est l’étudiant, l’apprenti; l’enseignant qui grâce au programme Erasmus+ a la possibilité d’étudier et d’enseigner dans d’autres pays.

Plus d’un million d’enfants sont nés de l’union entre les neuf millions d’étudiants européens qui ont participé au programme Erasmus. C’est la Commission qui est en charge de cet enthousiasme continental. Et je voudrais rendre ici hommage à mon ami Manuel Marín, qui fut stagiaire à la Commission, plus tard Commissaire et Vice-président de la Commission. Il est en fait responsable non pas pour ce 1 million bébés mais pour le succès du programme Erasmus parce que sans lui l’Europe, l’Europe des jeunes, ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui. Et sans Manuel, l’Europe des jeunes n’aurait pas vu le jour. Et je voulais à partir d’ici le saluer affectueusement et amicalement.

Notre génération, la sienne, la mienne, nous n’avons pas le droit de défaire ce que les générations précédentes ont fait. Les générations qui vont suivre auront besoin d’une Europe encore plus solidaire et plus unie, une Europe plus sociale – là il reste du travail à faire – une Europe compétitive, forte chez elle, une Europe forte dans le monde.

Le rejet de l’autre n’est pas une vertu européenne, pire encore, c’est la plus grande menace qui puisse peser sur notre union. Parce que le nationalisme est un poison qui empêche l’Europe d’agir ensemble pour influer sur le cours des affaires du monde.

Nous n’avons pas le droit de défaire au niveau national et régional le modèle de coexistence que nous avons su bâtir pour l’ensemble de l’Europe; si nous le faisons, nous partirons tous à la dérive. Je dis oui à l’Europe des nations, je dis oui à l’Europe des régions. Mais je dis non à la ré-division en catégories nationales et régionales que nous avons su heureusement dépasser depuis la deuxième guerre mondiale.

L’Europe est toujours menacée, il ne faut pas croire que l’Europe relèverait de l’évidence. L’Europe a connu des épreuves car au moment de la crise économique et financière, qui ne fut pas déclenchée en Europe mais sur un autre continent, nous avons vu vers quel déboire un continent peut se déplacer par rapport à son axe central si on ne respecte pas les vertus cardinales de l’économie sociale de marché.

Pendant les années écoulées, ces années de polycrise, de l’économie aux réfugiés, nombreux sont ceux qui n’ont pas su ou pas voulu comprendre. Car à force de rendre l’Union européenne coupable de tous les maux, il était inévitable que les peuples s’en détournent. Mais confrontée à l’une des crises les plus graves de son histoire, qu’illustrent la montée des populismes et la désaffection de nombre de nos citoyens, l’Europe a su réagir et a su prouver à ceux qui pensaient que le moment était venu de déconstruire l’Union, de la mettre en place, de la diviser, qu’ils avaient en fait complètement tort. Parce que notre Union est la réponse aux problèmes auxquels nous devons faire face, elle n’est pas, notre Europe, la cause de ces problèmes. Et dans cette tempête, celle qui fut, et pendant toutes les tempêtes qui viendront, l’Europe s’est révélée et doit toujours se révéler plus résistante que nombre de ses détracteurs auraient pensé ou auraient espéré.

L’Europe a renoué avec la reprise et la croissance, perceptible dans tous les pays membres de l’Union européenne. Nous avons aujourd’hui le taux d’emploi le plus élevé que n’ayons jamais connu en Europe, 235 millions d’Européens sont au travail. Les chiffres de chômage baissent, bien que notamment pour ce qui est des jeunes [ils] restent trop élevés. Le chômage baisse et nous ne le disons jamais. Depuis que je suis Président de la Commission, nous avons créé en Europe 9 millions d’emplois. Ce n’était pas moi. Mais si nous avions perdu 9 millions d’emplois, c’eût été moi. Ce qui me fait souligner que l’Europe connaît depuis quelques années un succès économique impressionnant. Tout comme les pays ont su réduire les déficits budgétaires en Europe, qui étaient de 6,1% d’ici quelques années et qui maintenant en moyenne s’élèvent à 1,4%, l’Espagne ayant encore un petit effort à faire, ce qu’elle est en train de faire puisque la politique budgétaire de l’Espagne force mon admiration.

Nous devons nous concentrer sur les grands enjeux. Lorsque j’ai eu l’honneur d’être élu à la tête de la Commission, j’ai dit que nous devrions nous occuper exclusivement des grands dossiers et non pas des petites choses où les Commissions ont essayé d’interférer dans la vie quotidienne des Européens. Les Commissions précédentes prenaient 130 initiatives par année, maintenant nous en prenons 20, 21, 22, c’est suffisant. Faisons d’abord ce qui doit être parfait avant de créer le désordre en voulant trop et en surchargeant la barque. Si nous ne nous concentrons pas sur l’essentiel, nous donnons naissance à une vague populiste qui consistera à critiquer facilement les actions et les inactions de l’Union européenne. Mais je voudrais mettre en garde les partis traditionnels de ne pas suivre les populistes. Celui qui court derrière les populistes finira par être populiste lui-même.

Alors sachons profiter du moment qui est le nôtre, où l’Europe a le vent en poupe. Profitons de l’instant pour terminer le travail que nous avons commencé, pour donner de la vigueur à une croissance qui reste encore trop médiocre. Donnons de véritables perspectives d’avenir aux jeunes Européens qui sont encore trop nombreux à subir le chômage. C’est maintenant que nous devons agir. C’est maintenant que nous devons mettre en œuvre le programme détaillé qui doit nous mener jusqu’aux prochaines élections européennes et sur lequel les dirigeants européens se sont mis d’accord au dernier Conseil européen. C’est maintenant, hic et nunc, que nous devons savoir sculpter nos ambitions pour les prochaines décennies et nous donner les moyens d’y faire face avec plus d’efficacité, d’unité et de force.

N’oublions jamais ce que nous devons faire. Et faisons-le en prenant au sérieux les critiques qui nous sont adressées. Oui, je crois qu’il faut des accords commerciaux parce qu’un accord commercial qui conduit à un volume d’exportations de 1 milliard d’euros de plus, ça veut dire création de 14 000 emplois. Faisons l’Union digitale, l’Union numérique. Si nous la réussissons, c’est une valeur ajoutée annuelle de 435 milliards d’euros et plusieurs millions d’emplois pour les jeunes qui attendent, avec anxiété parfois, et avec angoisse, un avenir dont ils sentent bien qu’ils n’en maîtriseront pas toutes les dimensions. Changement climatique, autre grand devoir, autre grande ambition de l’Europe. Si certains se détournent de cet objectif, ce n’est pas une raison pour l’Europe de faire de même, au contraire nous devons redoubler d’efforts.

Et nous devons en fait nous rendre à l’évidence que l’Europe, que nous croyons grande, est un très petit continent. Le territoire de l’Union européenne s’étale sur 5,5 millions de kilomètres carrés; la seule Russie, une de nos grands voisins, 17 millions de kilomètres carrés. L’Europe aujourd’hui représente 25% du PIB global, d’ici quelques années nous n’arriverons [qu’à] entre 15 et 20%. Et d’un point de vue démographique, il faut se rappeler qu’au début du 20ème siècle, les Européens représentaient 25% de la population mondiale, et à la fin de ce siècle, du siècle en cours, les Européens représenteront 4% sur 10 milliards d’hommes et de femmes.

Donc le moment n’est pas venu pour laisser tomber les bras, pour baisser la garde, le moment est venu pour mettre ensemble ce qui doit être mis ensemble. Et donc je dis non à toutes les formes de séparatisme qui fragilisent l’Europe et qui ajoutent des fractures aux fissures qui existent déjà. Mais pour tout cela, mes chers amis, il faut avoir de la patience et de la détermination. De cette patience et de cette détermination dont ont besoin les longs trajets et les grandes ambitions.

Merci.

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